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Hommages
Geneviève Carpentier Leuba (1918-2021)
Il y a un an, à 103 ans, la doyenne des altistes français a joué son dernier soupir. Elève de Maurice Vieux au Conservatoire et condisciple de Colette Lequien, Micheline Lemoine et Serge Collot, sa vie musicale fut brève mais intense avec de belles et fidèles amitiés dont celle d’Henri Dutilleux. Avec beaucoup d’émotions, j’ai eu l’honneur de lui rendre hommage à l’alto.
Evidemment pour ma génération, évoquer la vie musicale qui entoure la Seconde Guerre mondiale, c’est appeler des interprètes de légende. Ainsi les maîtres ou les partenaires de Geneviève Carpentier furent Vieux, Calvet, d’Olonne, Loriod, Parrenin, Damase, Joy mais aussi Münch ou Karajan !
« Maman a commencé le piano vers 5-6 ans, puis le violon vers 7-8 ans », récapitule sa fille Elisabeth « M. Ricard fut son premier professeur de violon, auquel succéda M. Fontaliran. Elle était également suivie par M. Touret. C’est lui qui lui conseilla de passer à l’alto. En effet, pour entrer au conservatoire de Paris, la limite d’âge était alors de 18 ans pour le violon, mais que de 20 pour l’alto. »
Geneviève entre donc en 1939 dans la classe de la figure tutélaire et immense pédagogue de l’alto moderne qu’est Maurice Vieux (1884-1951), dont les morceaux de bravoure que sont ses Vingt études pour alto furent dédiées à chacun de ses élèves car écrites en fonction de leurs besoins techniques spécifiques.
« Maurice Vieux a redonné ses lettres de noblesse à l’instrument …», dit Xavier, l’un des fils de Geneviève, «… qui était souvent délaissé et même l’objet de moqueries des autres instrumentistes. Maurice Vieux a également mené une carrière de chambriste, enregistrant notamment avec Marguerite Long, Jacques Thibaud et Etienne Pasquier la musique de chambre de Gabriel Fauré. »
En 1942, Geneviève Carpentier obtient son Premier Prix d’alto en même temps que ses camarades Colette Lequien et Micheline Lemoine. Dans la classe de musique de chambre de Joseph Calvet, elle se lie d’amitié avec la pianiste Geneviève Joy qui deviendra – à la scène comme à la ville – la partenaire d’Henri Dutilleux, qu’elle épouse en 1946. Une longue amitié entre eux, car le compositeur devient le parrain en 1952 de Bruno, son 3ème enfant.
« Après son prix, maman est entrée aux Concerts Lamoureux » précise Bruno un autre de ses fils. « …En novembre 1942, on lui proposa un remplacement pour jouer le Requiem de Fauré, en lui disant que si elle acceptait, elle y resterait toute l’année. C’était un succès important, car ce métier la passionnait, bien sûr, mais en période de guerre, cela lui donnait une rémunération significative. C’est ainsi qu’elle put proposer à ma grand-mère d’arrêter de travailler, car un salaire joint à une pension de veuve pouvaient suffire. Trois femmes seulement faisaient partie de l’orchestre à cette date, une autre altiste et une contrebassiste. Elle travaillait également dans d’autres orchestres, en particulier celui de la Radio. C’est là qu’elle fit la connaissance d’Henri Dutilleux, de retour de Rome, où il avait été pensionnaire à la Villa Médicis. Elle resta cinq ans chez Lamoureux, jusqu’à son mariage. »
Geneviève joua aussi dans l’orchestre de chambre du violoniste virtuose Maurice Hewitt. C’est une période trouble : « Les musiciens avaient des laissez-passer pour rentrer le soir. » Dénoncé et arrêté le 29 novembre 1943, Hewitt – résistant du groupe Jean-Marie affilié aux réseaux Buckmaster – accueillait des parachutistes américains qu’il munissait de faux papiers. Il fut déporté à Buchenwald.
C’est à la Radio que Geneviève Carpentier vécut l’une de ses plus belles émotions musicales, évoquent ses enfants, lorsqu’elle joua sous la direction du jeune Herbert Von Karajan La Mer de Claude Debussy, que l’orchestre Lamoureux avait créé en 1905. « Les musiciens persiflaient qu’un Allemand ne dirigerait pas aussi bien cette oeuvre qu’un Français… Ils se sont rapidement ravisés devant la méthode et la musicalité de celui qui allait devenir directeur musical des Philharmonies de Berlin et de Vienne ! » L’autre grand chef de sa vie fut Charles Münch, qui remplaça à la tête de la classe d’orchestre du conservatoire Philippe Gaubert, décédé en 1941. Si Münch était la douceur même, ce n’était pas le cas de Joseph Calvet, intransigeant professeur de musique de chambre. Violoniste et fondateur du célèbre quatuor éponyme, il était très exigeant : « Il nous faisait pleurer, Geneviève Joy et moi », avouait-elle. C’est avec le quatuor de Ravel, dans lequel l’alto a toutes ses lettres de noblesse qu’elle obtint son Prix. Dans un programme retrouvé dans les partitions que la famille eut la gentillesse de me laisser consulter, on découvre plusieurs concerts pendant la guerre du Mouvement Musical des Jeunes, fondé par le même Joseph Calvet. Ainsi ce quintette interprétant Gabriel Fauré, constitué de Marie-Cécile Morin au piano, Jacques Parrenin et Marie Charron aux violons, Geneviève à l’alto et Guy Rogué au violoncelle. Les mêmes cordistes interpréteront quelques jours plus tard le quatuor de Ravel. En 1944, Parrenin créera son propre quatuor et ce sera Serge Collot qui assurera la partie d’alto, puis beaucoup plus tard Gérard Caussé reprendra le pupitre.
Sa rencontre avec Pierre Leuba va donner un autre sens à sa vie et l’éloigner promptement de la carrière artistique. Le 17 avril 1947, Geneviève épousera donc Pierre, officier dans l’artillerie coloniale. L’armée interdit alors aux femmes de militaire de travailler. A l’annonce de leur mariage, des officiers vinrent lui signifier cette interdiction alors qu’elle habitait encore chez sa mère. Une carrière de femme de militaire désormais, qui la mènera à Madagascar puis à Lyon et enfin en région parisienne, élevant – avec fidélité à la pratique instrumentale – ses six enfants, tous des musiciens, mélomanes avertis.
« Nombre des amis de maman étaient musiciens, pour beaucoup toujours en activité, alors qu’elle-même avait arrêté sa vie professionnelle peu après son mariage, ce qui lui avait certainement coûté. »
La musique ne la quittera jamais et elle n’aura de cesse, avec modestie et rigueur, d’initier et de diriger ensembles vocaux et de musique de chambre, comme en témoigne la somme de partitions d’accompagnement – elle avait un « crapaud » Pleyel chez elle – et de textes pour chambristes bien classés retrouvés dans son appartement ! Comme son cher compagnon, l’alto « vieux Paris » de Léopold Renaudin du XVIIIe offert par « Bonne Maman » pendant ses études et qu’elle conserva pratiquement toute sa vie.
Ce 21 janvier 2021, en plein confinement, dans l’église Saint-Benoît d’Issy-les-Moulineaux, les gestes barrières n’empêchent heureusement pas l’alto de résonner. Ce moment prend une signification particulière pour moi. Si les deux conflits mondiaux n’ont jamais fermé les salles de concert ni même celles du conservatoire – nous l’avons vu – la « guerre » à la Covid-19 a bombardé les derniers feux de la rampe. Salles de concert et même Conservatoire sont clos. Comme Geneviève, je suis altiste et ai l’âge qu’elle avait à la fin de ses études, au même Conservatoire où mes professeurs furent les disciples de ses camarades de pupitre Colette Lequien et Serge Collot. Privé d’auditoire depuis un an, ce moment de recueillement me rappelle la fragilité de notre condition mais au moment où je débute l’Adagio de la 1ère sonate BWV1001 de J.S. Bach, la musique est plus forte et nous rassemble. Cela fait un bien fou. Je sais que Geneviève – par cette belle filiation qui nous unit – ne m’en aurait pas voulu. Un seul regret: ne pas avoir répondu à la demande de la famille qui tenait à ce que j’interprète « seul » le Requiem de Fauré. Les blagues d’altistes ont des limites, non ?
Antonin Le Faure